Depuis aussi loin que remontent mes souvenirs, une sensation bizarre et perturbante m’a toujours habité : celle de ne pas avoir de jambe droite. Dès mon enfance, cette idée étrange s’insinuait dans mon esprit, comme un virus mental, un glitch dans la matrice de ma conscience. Pourquoi cette impression persistante ? Dans quelle existence antérieure, dans quel univers parallèle, dans quelle réalité alternative cela avait-il du sens ? Je n’en avais aucune idée. Et, pour être franche, je préférais ne pas trop y penser, de peur que cela ne se matérialise en une terrifiante réalité.
Cependant, malgré mes efforts pour éliminer cette pensée dérangeante, elle revenait sans cesse, comme un programme défectueux refusant de s’effacer. Enfant, je me surprenais souvent à imaginer comment j’accomplirais les tâches quotidiennes sans cette jambe droite.
Les activités les plus banales devenaient des défis à surmonter. Comment me hisserais-je en haut du plus grand arbre que je connaisse ? Comment sauterais-je dans les flaques d’eau après une pluie, et produirait la plus grande déflagration de gouttelettes ? Comment je traverserai les océans à la nage ? Comment participerais-je aux batailles de boules de neige ?
Ces questions, loin de m’angoisser, éveillaient en moi une créativité débile et débordante. Dans mon esprit d’enfant, je concevais des prothèses imaginaires pour ma jambe absente. Chaque prothèse était unique, adaptée à une activité précise ou à un environnement particulier, comme autant de versions alternatives d’une même réalité. Tous les matériaux y passaient. Imaginaire ou bien réel.
Pour grimper aux arbres, j’inventais une jambe en forme de massue de boule à piques. Pour sauter dans les flaques, je rêvais d’une jambe dotée d’un ressort, me propulsant dans les airs afin d’atterrir en une frappe chirurgicale la plus destructrice possible. Pour traverser les océans, je me munissais d’une prothèse gonflable qui me permettait de flotter et de me reposer à ma guise malgré les mers les plus agitées. Pour les batailles de boules de neige, j’imaginais une jambe de chaufferettes, protégeant mes orteils imaginaires du froid implacable de l’hiver de cette vie parallèle. Pour jouer à chat perché, j’inventais une jambe avec une ventouse à l’extrémité, idéale pour grimper et se maintenir sur les surfaces verticales aussi lisses soient-elles. Pour sauter du toit, je concevais une jambe équipée d’un mini-parachute intégré.
Cette occupation devint une activité, une sorte de métier pour moi, le plus étrange et le plus fascinant que je n’eusse jamais exercé dans cette vie beaucoup trop concrète. La conception de ces prothèses fantasmagoriques pour ce handicap fictif m’apprenait l’ingéniosité, la résilience et la résolution de problèmes imaginaires. Bien que ma jambe droite fût physiquement présente, dans mon univers intérieur, son absence devenait un terrain d’exploration infinie.

En grandissant, j’ai réalisé que cette exploration n’était pas vaine. Chaque prothèse imaginaire, chaque défi surmonté dans mon esprit, m’a inculqué des compétences réelles : une pensée créative, une capacité à voir au-delà des apparences, une aptitude à résoudre des problèmes avec des solutions non conventionnelles. Mon monde intérieur, riche et complexe, m’a permis de naviguer dans la réalité avec une vision unique. Et aujourd’hui, même avec mes deux jambes bien présentes, je continue de puiser dans ce réservoir d’ingéniosité et de résilience que m’a apporté l’absence. Car parfois, c’est dans ce qui nous manque que se trouvent nos plus grandes forces.